Ask Not What Cyberspace Can Do For You,
by Skawennati Tricia Fragnito

starConsidérez le cyberespace – cette accumulation de sites Web, d’espaces de clavardage, d’environnements virtuels, de jeux en ligne et autres lieux intangibles – comme un nouveau territoire. Apparemment sans frontières, c’est un espace à explorer et à tracer. Sans limites, c’est une nation virtuelle constituée exclusivement d’immigrants, un ultime frontière bondée de personnages de toutes sortes. Les gens qui se précipitent sur cette utopie récente le font surtout parce que c’est l’un des rares endroits où l’action est possible. Il nous est possible d’influer sur notre environnement Net d’une manière très visible, allant de s’inscrire à un forum jusqu’à construire et gouverner sa propre île virtuelle. Alors que l’on se rejoint en ligne pour trouver de l’information, échanger, imaginer, jouer, se plaindre et critiquer, se développe un sentiment d’enthousiasme, d’engagement, de loyauté, de droit de propriété, de passion même. Notre apathie s’évapore et nous commençons à agir comme les membres d’une communauté.

Si les habitants du cyberespace peuvent être considérés comme des citoyens, alors quelles sont leurs responsabilités civiles ? Voter est certainement la première chose qui nous vient à l’idée. Mais en dépit de la pléthore d’études de marché déguisées en scrutin (Combien avez-vous dépensé pour le premier anniversaire de votre enfant ? Soumettez votre vote1 !), il n’y a pas d’élections civiques dans le cyberespace. Et ce n’est pas un besoin. Tous les individus ayant été privés de leur droit de vote – les Canadiennes jusqu’en 1918 (les Québécoises pour encore plus longtemps), les Premiers Peuples jusqu’en 1960, la jeunesse – vous diront que voter est la moindre des actions à poser pour exercer sa citoyenneté. La véritable responsabilité civile se démontrant par l’activisme : travailler pour changer les lois, les politiques et les attitudes, pour améliorer le monde. Un activiste écrit des lettres aux membres du gouvernement, envoie des communiqués de presse, offre des présentations ou des ateliers, organise diverses manifestations ou y participe, distribue des pamphlets, fait du porte-à-porte et, bien entendu, fait de l’art.

starWikepedia définit le cyberactivisme comme étant « l’action d’utiliser la technologie, généralement l’Internet, pour participer à une résistance passive et envoyer un message focalisé à un vaste auditoire2 ». Il y a bien sûr un continuum entre le cyberespace et le monde réel. La réalité influence ce que nous voyons sur nos écrans, mais la réciproque est aussi vraie : nos actions dans le cyberespace peuvent agir sur la réalité.

Myfanwy Ashmore, Cathy Davies, Cheryl L’Hirondelle, Valerie Lamontagne, Rainey Straus et Katherine Isbister sont toutes des artistes qui utilisent leurs diverses compétences pour créer des constats sur la réalité provoquant tant la réflexion que l’action. Leurs œuvres abordent tout un éventail de problématiques sociales incluant la foi, le populisme anti-corporatif, les relations entre autochtones et non-autochtones, les stéréotypes raciaux, la propriété intellectuelle et le voyeurisme.

L’un des objectifs de Grrls, Chicks, Sister & Squaws : Les citoyennes du cyberespace est d’intégrer d’une manière significative l’espace de la galerie dans cette exposition essentiellement virtuelle. Plusieurs artistes et commissaires (y compris moi) des nouveaux médias ont questionné la nécessité d’un espace galerie lors de la présentation d’œuvres conçues pour l’écran. J’en ai conclu que la galerie est un point d’accès offrant tant des ressources techniques, ordinateurs et branchements, que de l’expertise technique et culturelle. C’est dans cette optique que l’exposition est présentée comme un café Internet. Six postes d’ordinateur, un pour chaque œuvre et un pour cet essai, sont téléchargés, prêts à démarrer. Les périphériques nécessaires sont branchés. L’espresso est, bien sûr, offert au bar.

starUn fer à repasser ainsi qu’une planche à repasser sont aussi disponibles en galerie. Vous en aurez peut-être besoin pour l’œuvre de Cathy Davies, Dollarhack. Dans la bible du mouvement anti-corporatif, No Logo, Naomi Klein écrit : « Aux yeux d'un nombre de plus en plus grand d'activistes, les temps sont mûrs : le public peut cesser de demander qu'on lui consente de l'espace dépourvu de sponsoring, et commencer à le récupérer3. » Ironiquement, dans une sorte d’imbroglio culturel, Dollarhack fait l’opposé. En réponse à nos préoccupations anti-corporatives, l’artiste appose des logos au dernier endroit sacré auquel vous pouviez vous attendre : sur notre monnaie. Davies a redessiné des logos corporatifs familiers qu’elle a intégrés à une trousse d’instructions permettant de les imprimer sur des dollars qui peuvent laisser croire que McDonald, Disney et autres seraient des « commanditaires officiels de notre argent4 ! ».

À la différence de Where's George?!® et Where's Willy?®, deux sites qui vous encouragent à inscrire en évidence leur « URL » sur vos billets, les logos Dollarhack s’y intègrent discrètement. Conçus à l’origine en 2001-2002 pour des dollars américains, les logos de la présente exposition ont été spécialement créés par l’artiste dans une version canadienne. Mon favori est le logo de la CIBC.

Cette œuvre prend vraiment vie au moment même où vous imprimez des billets – ceux-ci ne doivent pas être froissés, de là le fer à repasser. C’était une chose de voir une page Web affichant un dollar américain avec le célèbre « M » jaune à côté de George Washington. J’ai souri. Mais imprimer un logo sur mon propre billet de vingt dollars, durement gagné, était quelque chose de complètement différent ; au frisson de poser une action de résistance-pas-tout-à-fait-passive s’ajoutait l’inquiétude d’avoir potentiellement fait perdre au billet sa valeur. Et si l’employé de Wal-Mart pensait que mon fric est contrefait ?

starAprès avoir imprimé sur de l’argent, vous pouvez continuer et générer sur le Web votre propre carte d’identité. treatycard, de Cheryl L’Hirondelle, est une œuvre Internet vous invitant à remplir un formulaire, à télécharger votre photo et à imprimer votre propre « carte de traité », pastichant l’officiel Certificat de statut d’Indien émis par le gouvernement canadien aux autochtones de ce pays. Lorsque je l’ai vue pour la première fois, treatycard m’a rendue furieuse.

En tant que détentrice de l’une de ces cartes tour à tour prisées, ridiculisées ou non reconnues, j’ai eu de nombreuses et différentes discussions à leur sujet. Par exemple, un agent des douanes américaines, qui pourtant aurait dû savoir mieux, m’a déjà dit très catégoriquement, et vraiment à tort, que n’importe qui pouvait se procurer une telle carte ! Vous pouvez donc imaginer ma consternation lorsque L’Hirondelle a rendu cela possible à tout internaute, mettant même l’unifolié canadien à l’envers en guise de résistance ! Spéculant sur les raisons qui auraient mené à l’émission de ces cartes par le gouvernement, l’artiste affirme :

[…] ce certificat a été émis pour retracer les habitudes de vie des autochtones – habitudes de consommation, utilisation de médicaments sur ordonnance, visite chez le médecin et le dentiste, contact avec les policiers, utilisation des services sociaux – et institutionnaliser l’identité des […] Indiens dans le cadre de la Loi sur les Indiens5.

C’est peut-être vrai, peut-être pas, mais ce que l’on m’a enseigné, c’est que nos ancêtres ont pris une entente avec le gouvernement britannique et le gouvernement canadien pour que, en échange de la cession de nos terres, nous n’ayons jamais à payer de taxes, à payer pour l’éducation ou les soins médicaux. De quelle prévoyance ils ont fait preuve ! Tout cela est encore vrai : lorsque je fais mes achats, je montre ma carte et les taxes ne me sont pas facturées, j’ai aussi donné mon numéro de « carte de bande » lorsque j’ai reçu un chèque pour couvrir mes frais de scolarité universitaire et les médicaments que je reçois sur ordonnance sont défrayés par le ministère des Affaires indiennes.

En encourageant la production d’un objet tangible, treatycard a le potentiel de susciter la discussion dans le vrai monde. Il est vital, pour les Premiers Peuples, les Canadiens et le reste du monde, de questionner cette stratégie d’assigner des cartes à une race et pas aux autres au sein d’un même pays. Pour ceux qui souhaitent fabriquer leur propre « carte de traité », une webcaméra, une imprimante ainsi qu’une pelliculeuse sont disponibles en galerie.

starAprès avoir trempé dans les activités douteuses des deux dernières œuvres, vous ressentez peut-être le besoin de vous purifier. L’œuvre de Valérie Lamontagne, Sister Valerie of the Internet, est un confessionnal en ligne où le public est invité à inscrire ses péchés. Une fois inscrit, votre péché est classé dans des archives qu’il vous est alors possible de consulter, vous permettant de comparer la gravité de votre faute à celle des autres. J’imaginais ces archives pleines des aveux de contrevenants Internet, du genre : « J’ai envoyé un polluriel à quatre mille personnes aujourd’hui », « J’ai piraté un site corporatif la semaine dernière », « J’ai porté un avatar de Brad Pitt et prétendu que j’étais un homme ». Mais, en fait, les transgressions sont les mêmes que celles qui pourraient être murmurées à un prêtre : « Je me suis masturbé », « J’ai menti », « Je n’ai jamais été baptisé ». Alors ne vous inquiétez pas, vos aveux seront tout à fait appropriés.

Enfant, Valérie Lamontagne adorait les religieuses. Elle aimait l’idée de prier, l’idée que c’était là le « boulot » d’une religieuse. Comme cela devait éclairer une vie ! Elle trouvait toutes les stars de cinéma ayant incarné des religieuses – Julie Andrews, Audrey Hepburn, Debbie Reynolds – si belles, simultanément spirituelles et séduisantes. Et puis, comme ses parents avaient catégoriquement rejeté l’Église, son intérêt pour les religieuses avait l’attrait de l’interdit. Évidemment, elle a sauté sur cette occasion de jouer elle-même une religieuse.

La performance de Lamontagne intègre un clavardage en direct, permettant au public de prier avec Sister Valerie par la voie de l’Internet. Pendant ces séances, le spectateur se demandera peut-être si l’artiste est en fait présente ou non, nous rappelant que la technologie aussi requiert que l’on y croie. De façon semblable, visiter le site Web pourrait se comparer à visiter une église. Vous pouvez y entrer pour admirer l’architecture ou aller à la messe. D’une manière ou d’une autre, vous aurez l’opportunité de réfléchir au rôle de la foi et de la religion dans la technologie.

starL’une des sous-catégories du cyber-activisme serait le piratage : en modifiant la configuration de données, tant les contenus politiques que numériques peuvent être changés. L’œuvre de Myfanwy Ashmore, mario_battle_no.1 (qui en anglais se lirait « Mario battle no one », soit Mario se bat contre personne), est une version pacifiste d’un des jeux vidéo classiques des années 1980, « Super Mario Brothers ». Ashmore a piraté ce jeu, enlevé tous les éléments architecturaux, les prix, les ennemis, toutes les drogues visant à augmenter la performance ainsi que tous les obstacles pour que la seule chose que vous puissiez faire soit de marcher. Envoyés ainsi en « mission solitaire sans objectif clair6 », certains considéreront le jeu comme ruiné. Mais c’est en fait un jeu d’une nature fort différente qui a été créé, un jeu beaucoup plus introspectif que ceux auxquels nous sommes habitués. Les joueurs peuvent toujours faire des choix qui influent sur le déroulement du jeu, mais l’impact de ces choix est moindre que de, disons, tuer un Goomba.

D’une manière plus discrète, Ashmore participe aussi au débat actuel concernant le droit d’auteur – le « copyright »– et la notion de licence libre – le « copyleft ». Alors que le droit d’auteur a d’abord été créé pour protéger les artistes, nombreux sont ceux qui croient maintenant que cela protège surtout les corporations. Bien sûr, Mattel, Nintendo et Sony Music ont le droit de tenir les imitateurs frauduleux en échec, mais c’est contre leur pouvoir d’étouffer l’expression artistique que proteste Ashmore. Elle écrit : « Les compagnies sont capables de pénétrer nos pensées, de nous imprégner d’expériences par le biais d’une imagerie que nous n’avons le droit ni de nous approprier ni de commenter...7 » Sa stratégie pour détourner le problème est de distribuer ses jeux gratuitement sur disquette ainsi que sur son site Web. Les visiteurs internautes de l’exposition en trouveront copie ici. En galerie, les visiteurs trouveront le tout bien installé pour eux, manette de jeu comprise.

starSimbee, de Rainey Straus et Katherine Isbister, est emblématique d’une nouvelle génération de jeux vidéo où non seulement modifier la configuration des jeux, le « modding », est légal, mais où il est encouragé. Plusieurs producteurs de titres récents rendent facilement disponibles des outils pour modifier leurs jeux avec l’idée d’augmenter leur auditoire et, par conséquent, leurs profits. « The Sims », un jeu – un jouet serait peut-être plus juste –, de mise en situation extrêmement populaire, en est un bon exemple. C’est cette « maison de poupée digitale8 », comme le dit le concepteur du jeu, Will Wright, que Straus et Isbister ont utilisée comme matrice pour l’œuvre présentée dans cette exposition.

starSimbee parodie les œuvres de Vanessa Beecroft, une artiste de la performance et de l’installation, reconnue pour ses femmes modèles à l’allure très semblable, habituellement à peine vêtues, à qui elle demande de rester debout dans une galerie pendant de longues périodes pouvant varier de trois à onze heures. Straus et Isbister ont fabriqué des répliques « Sim » des modèles sommairement vêtues de Beecroft et les ont placées dans l’espace de la galerie. Straus et Isbister sont cependant plus attentionnées que Beecroft : elles fournissent à leurs modèles une cuisine, des fauteuils et des toilettes. Par contre, elles leur demandent de vivre dans la galerie pour toute la durée de l’exposition (au moins plusieurs jours en temps « Sim »). Au fil de la simulation, le spectateur observe les événements se déployer dans la galerie. Les filles se fatiguent, ont faim et s’ennuient. Même les artistes ne peuvent savoir ce qui se passera d’un moment à l’autre, mais je peux vous dire que tout se terminera dans les larmes.

Straus et Isbister encouragent le spectateur à se pencher sur comment des questions comme celle de l’exploitation et du voyeurisme peuvent changer de sens lorsqu’elles sont filtrées par la lentille de la simulation. Il semble déshumanisant – voire inhumain – d’imposer, même à des modèles virtuelles, de rester debout dans une galerie (et en talons hauts, rien de moins !). Pourquoi alors est-ce acceptable lorsqu’une artiste le fait dans la vraie vie ? Oui, même dans le domaine de l’art contemporain, chasse gardée de la pensée progressiste, il y a place à l’amélioration.

Sur le site Web, vous trouverez une sélection de clips en format QuickTime mettant en valeur les moments clefs de la simulation, comme l’entrée en jeu, au début de l’exposition, où toutes les modèles sont debout disséminées dans la galerie, le moment où elles commencent à partir et l’instant où la première s’écroule sur le sol. En galerie, les visiteurs peuvent voir la simulation se déployer dans la temporalité propre au « Sim ».

starConsidérer le cyberespace comme un territoire nôtre, un territoire qu’il nous appartient de parcourir, d’améliorer et de créer. Si nous pouvons accomplir cela, nous sommes émancipés et passons d’un rôle d’habitants passifs à un rôle de citoyens proactifs. En utilisant le cyberespace comme un lieu pour imaginer la société telle que nous la voudrions – ou ne la voudrions pas –, comme les artistes de cette exposition l’ont fait, nous créons pour la vraie vie une matrice de cette utopie à laquelle aspirent les activistes.

Skawennati Tricia Fragnito
2006
Traduction : France Choinière

1 Notre traduction
2 Notre traduction
3 Naomi Klein, No logo, traduit de l’anglais par Michel Saint-Germain, Leméac Éditeur, 2001.
4 Notre traduction
5 Notre traduction
6 Notre traduction
7 Notre traduction
8 Notre traduction

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